New
York 1
TOSHIMICHI KARIYA
La première fois que j'ai rencontré cette actrice, c'était à New York, en 1986. Vers la fin de mars, je crois bien.
J'étais en vacances sur la côte est où je devais passer deux mois à l'invitation de Klaus Katzermann, de la United Press International.
Klaus et moi avons été photographes de guerre, il y a vingt ans. Lui était le correspondant spécial de l'UPI, moi, seulement un photographe inconnu qui essayait de monnayer ses négatifs, mais on se retrouvait souvent dans les bars de Saigon, et puis on avait parcouru ensemble, dans la même voiture, l'avenue Tu Duk et le pont de l'autoroute, transformés en champs de bataille lors de l'offensive du Têt en janvier 1968, et de la deuxième attaque de la ville en mai.
L'amitié entre des hommes qui ont risqué leur vie ensemble va bien au-delà de l'amitié ordinaire dit-on, à cause de ce passé partagé, dit-on, mais à mon avis, il y a une petite nuance à faire.
Par exemple, quand je rencontre dans un bar de Ginza un journaliste ou un photographe qui se trouvait au Viêtnam avec moi, au début ça me rend fou de joie et de nostalgie mais, très vite, les sujets de conversation viennent à manquer. Non pas qu'on n'ait rien à se dire, mais ce cadre – Tôkyô, Ginza – enlève étrangement toute véracité au récit des souvenirs de guerre, et la lassitude me gagne.
J'ai toujours été un peu complexé, et je pensais que mon malaise venait de là. Mais un jour – ça devait être au début des années quatre-vingt, puisque c'est vers cette période que j'ai commencé à faire des portraits de gens célèbres –, j'ai rencontré S., un photographe de guerre mondialement reconnu, et il m'a dit la même chose. Je me suis rendu compte qu'on était tous dans ce cas.
— … Tu vois, quand je parle comme ça avec toi, enfin, avec toi ou avec T., tu sais, du journal Nikkei, ou U., de la télévision japonaise, on a des tas de choses à se dire, non, pas des tas, comparé à ma vie actuelle, j'ai l'impression que c'est des montagnes de souvenirs qu'on a à se raconter, et puis, quand je rencontre des camarades de cette époque, ça fait du bien de boire ensemble et de bavarder en laissant monter l'ivresse, au début ça va très bien, mais souvent je me sens tout à coup dessoûlé, pft, et le corps d'une pesanteur, d'une pesanteur… Voilà à quoi ça ressemble.
Je me sens envahi par un désagréable sentiment de lourdeur, dès l'instant où quelqu'un commence à me dire « tu te rappelles, l'offensive du soulèvement général » ou « tu te rappelles, cette fille à Tam Quan », ou « tu sais, les repas de ration B » et j'exagère à peine si je dis que tous ces noms me viennent aussitôt aux lèvres : Hue, Da Nang, Qui Nhon, Tay Ninh, Bien Hoa, My Tho, que les paysages de ces villes me sont restés en détail dans la tête, mais qu'il m'arrive de me demander si j'y suis jamais réellement allé. Si je vais traîner à nouveau maintenant au Cambodge ou dans ces coins-là, c'est pour clarifier ce doute étrange, pour vérifier : « Ah, mais oui, évidemment que j'y étais… »
À l'époque, au Viêtnam, il y avait Keiichi Sawada, le fameux prix Pulitzer, et puis Taizô Ichinose, dont la vie brève a déjà fait l'objet d'un film, et puis ce photographe de presse si persévérant, Keizaburô Shimamoto, et plein d'autres photographes et journalistes purs et durs.
Moi, j'y suis resté à peu près trois ans et demi, mais de temps en temps je me réfugiais à Singapour ou à Hong-Kong, et même lors des premiers pourparlers de Paris, je suis rentré au Japon, persuadé que la guerre tirait à sa fin. Et après j'ai été un des derniers à rester au Viêtnam, à la différence de mes collègues qui se précipitaient au Cambodge, où les troubles commençaient.
Je ne parle pas seulement des trois que je viens de citer : beaucoup de ces journalistes et photographes venus au Viêtnam à la recherche de je ne sais quoi étaient des types d'apparence calme, mais qui bouillaient de l'intérieur. J'avais toujours l'impression d'être le seul différent. C'est sûr, moi aussi, si j'allais au front, c'était pour monnayer mes négatifs ensuite, mais je crois que ce sentiment de différence était surtout en rapport avec mes origines bourgeoises : je venais d'une famille de riches exportateurs de Yokosuka.
J'ai un peu honte de le dire quand je pense que je les avais quittés par esprit d'opposition à leur façon de vivre, mais mes parents m'ont envoyé à plusieurs reprises des virements sur des banques de Hong-Kong, et plutôt deux fois qu'une.
Tout le monde me disait : tu n'as aucune raison de t'en faire à cause de ça, tu es correspondant de guerre comme nous, c'est pareil, mais finalement c'est quand même bien au Viêtnam que j'ai dû reconnaître mes limites.
Limites, je n'aime pas ce mot, pourtant il faut bien apprendre à les reconnaître pour devenir adulte, ça fait partie du processus de croissance. Moi, je n'avais jamais eu l'occasion de connaître les miennes, avant le Viêtnam. À ma naissance, mes parents avaient déjà quarante ans passés, et comme en plus j'étais fils unique, j'ai été élevé dans une affection et une attente extrêmes.
Sur un champ de bataille, on ne peut plus se réfugier nulle part. C'est là que j'ai dû faire face à mes propres peurs pour la première fois.
À mon retour du Viêtnam, j'ai tout de suite monté une petite société avec des amis. Un ami proche qui avait fait le Massachusetts Institute of Technology voulait s'associer avec moi, parce qu'il avait besoin de capitaux. Il détenait de nouvelles techniques intéressantes pour l'application de pistes magnétiques sur les cartes de crédit, si bien que, en cette période où les cartes se multipliaient, notre petite affaire montée à quatre dépassa en un rien de temps le milliard de yens annuel, à un moment où le terme « venture business » n'existait pas encore.
Après avoir passé quatre ans à représenter la société, je fondai une société d'investissements spécialisés dans la commercialisation des nouvelles techniques. C'était une époque où la plupart des banques ne s'intéressaient pas à ces nouveautés ni aux nouveaux matériaux bruts, il n'y avait guère de concurrence, et grâce à un savoir-faire largement acquis dans la société précédente, mes avoirs se mirent à augmenter infailliblement.
Peut-être que je devais ce succès au Viêtnam. J'étais un jour allé voir le radar de la base américaine de Bong Son, et la puissance de ce radar, qui malgré sa petite taille couvrait une superficie allant de Hanoi à Pékin, m'avait impressionné.
— … Ces gars-là (il voulait dire les Viêt-congs), ils ont des tripes. Nous on ne peut que s'en remettre à la science… m'avait dit un général sans quitter son détecteur à infrarouges.
Finalement la combativité du peuple viêtnamien a eu raison de la supériorité matérielle et des techniques scientifiques de l'Amérique, mais moi, c'est au front que j'ai appris à m'intéresser aux nouveaux matériaux et aux nouvelles techniques.
Quand ma société d'investissements commença à tourner sans souci, j'épousai une fille banale, aux grands yeux, de trois ans ma cadette, qui avait fait ses études à Londres et jouait du violoncelle.
— Tu as de la chance, les Japonaises sont les filles les plus jolies et les plus gentilles du monde, tu es un homme heureux d'être né dans un pays où il y a des filles comme ça… me disaient souvent les soldats américains du Viêtnam qui étaient venus passer des permissions au Japon.
Mais tout ce qu'ils connaissaient en fait de femmes japonaises, c'étaient les hôtesses de bar et les masseuses de bains turcs. De temps en temps, ma femme jouait du violoncelle toute nue, et moi je me demandais ce qu'auraient dit ces soldats immergés dans la boue du Viêtnam s'ils avaient pu la voir.
C'est après la naissance de mon fils, en le prenant en photo, que je commençai à ressentir un étrange décalage. La première fois, ce fut à la fête de son premier anniversaire. Nous avions fait un barbecue dans le jardin de notre maison à Aoyama et invité un tas de gens, à commencer par les parents de ma femme. Ma femme était en train de mettre notre fils, baigné dans une douce lumière de bord de mer, dans son lit de bébé déniché dans un magasin d'antiquités de Motomachi. Pris d'une inspiration subite, j'allai chercher mon Leica remisé dans un tiroir et dirigeai vers mon fils l'objectif de mon trente-cinq millimètres. À ce moment précis, je sentis une odeur de poudre. Je ne sais pas s'il en restait vraiment sur mon objectif, ou si c'est seulement ma mémoire qui m'avait fait retrouver mentalement cette odeur.
Cette nuit-là, je rêvai du Viêtnam, pour la première fois depuis longtemps. Un de ces cauchemars qui vous fait bondir du lit d'un coup, les aisselles dégoulinant de sueur, mais à partir de ce moment, je sentis une caverne ouverte quelque part en moi. Un pareil gouffre n'avait pas pu s'ouvrir d'un seul coup. Quelque chose avait érodé l'intérieur de mon corps, comme des gouttes d'eau rongent peu à peu la roche.
La découverte de ce gouffre intérieur me mit en décalage avec la réalité. Depuis que j'en avais conscience, ma mémoire y retrouvait des souvenirs de guerre dont je ne voulais pas, mais j'avais beau essayer de les effacer, ils revenaient me hanter. Cela pouvait m'arriver par exemple en pleine négociation commerciale, dressant un mur invisible entre mon interlocuteur et moi.
Je me dis que j'étais atteint d'une légère névrose.
J'en parlai à ma femme, qui me conseilla de me remettre à la photo. « Pas simplement en faisant des photos de ton fils, me dit-elle, mais professionnellement, pour gagner ta vie. »
Je laissai la société aux soins d'un de mes subordonnés en qui j'avais toute confiance, et commençai par faire des reportages photos pour un petit magazine. Bientôt, je fus promu responsable de la photogravure pour une revue d'intérêt général, et les demandes de portraits affluèrent. Si je me mis si vite à avoir autant de travail, à une époque où l'offre était surabondante au point qu'on disait : « Si on lance une pierre n'importe où, on est sûr qu'elle va retomber sur un photographe », c'est sans doute parce que je ne manquais pas de ressources financières. Dans toutes les maisons d'édition ou salles de rédaction de magazines où je me présentais, c'était moi qui portais le plus beau costume, moi qui avais la plus belle voiture. Je n'avais pas spécialement besoin d'argent. Comme le Japon était en paix, il suffisait que je me présente au volant d'une Ferrari ou d'une Bentley, vêtu d'un costume bien taillé dans un tissu de luxe, en disant : « j'ai passé trois ans en première ligne au Viêtnam » et que j'ajoute « le problème, ce n'est pas mon cachet, mais le contenu du travail », pour qu'on me fasse aussitôt confiance.
Finalement, je me spécialisai dans les portraits de célébrités. Des actrices, des grands noms de la finance, des écrivains, des coureurs automobile, du beau monde, en somme. Je procédais de la même façon que quand je faisais mes photos de guerre. Cette technique avait l'avantage d'ôter toute signification en arrière-plan à la position sociale ou au titre du sujet photographié, et du coup elle emportait l'adhésion de la plupart des gens que je prenais en photo. Ceux qui appréciaient cette méthode se mirent à me réclamer chaque fois qu'ils avaient besoin d'un portrait pour la presse, et me présentèrent à d'autres personnes en vue : c'est ainsi que je me fis un nom dans le métier.
Je me souviens que ma femme me fit un jour cette réflexion :
— Tu es comme Gauguin.
Je crois bien qu'à l'époque notre fils commençait tout juste à aller à la maternelle.
C'est assez rare, non, de quitter les affaires pour devenir photographe ? Gauguin aussi a abandonné son travail d'agent de change pour devenir peintre.
Mais moi, depuis tout petit, j'ai toujours voulu être photographe, lui répondis-je.
Et je ne voulais pas du tout devenir le genre de photographe que je suis maintenant, je voulais fixer sur la pellicule des moments décisifs, historiques.
Mais tu es très réputé comme portraitiste, non ? Ça ne te plaît pas, ce que tu fais maintenant ?
Je ne dis pas que ça ne me plaît pas, si ça ne me plaisait pas je ne le ferais pas.
Mais quel effet ça te fait quand tu prends ces photos ?
Rien de particulier.
Ça te fait penser au passé ?
Quand je regarde dans le viseur ?
Oui. Les gens que tu photographies sont tous des gens à succès, n'est-ce pas ? Au Viêtnam, c'était sûrement très différent.
Oui, il m'arrive de repenser au reste.
Aux cadavres et à tout ça ?
Hum.
Ce que tu as vu au Viêtnam et tous ces gens célèbres, ça n'a pourtant rien à voir.
J'essaie de les photographier de la même façon.
Nous continuâmes longtemps à parler, et je me disais : ça me fait du bien de parler de choses essentielles avec cette femme. Pour finir, elle me dit en riant :
— Quand je faisais mes études en Europe, j'ai visité un tas de musées, mais ce qui m'a plu le plus, ce sont les tableaux de Gauguin.
En dédiant ainsi une portion de ma vie à la photo, le décalage avec la réalité dû à l'existence de mon gouffre intérieur s'atténua, s'amenuisa, mais ne disparut pas pour autant. Je devins plus familier du gouffre, je perçus sa véritable nature.
« … Quand j'ai vu ton nom sous le portrait du représentant de l'amicale des économistes dans Economy Journal Tôkyô, je n'en ai pas cru mes yeux. Alors tu n'as pas laissé tomber la photo ? Si tu as le temps, viens donc me voir à New York. Je t'achèterai des négatifs… »
Quand je reçus cette lettre de Klaus Katzermann, j'acceptai aussitôt son invitation, pour la bonne raison que j'avais envie de parler avec lui de ce fameux « gouffre ».
Je me rendis à l'immeuble de l'UPI, regardai attentivement les photos des prix Pulitzer, et revis Klaus Katzermann pour la première fois depuis dix-sept ans. Il avait perdu presque tous ses cheveux dans l'intervalle. Il m'invita dans son appartement de la 70e Rue. Il était divorcé et vivait maintenant avec une Mexicaine de quinze ans sa cadette. Elle ne parlait que l'espagnol et nous prépara un dîner mexicain autour duquel nous bavardâmes en buvant des Corona.
— La Corona, ça se boit en mettant une fine tranche de citron vert dans le goulot.
— On en trouve même au Japon, tu sais.
— Oui, c'est vrai, on trouve tout ce qu'on veut au Japon, fit Klaus Katzermann en se tordant de rire. Tu as une vie de famille heureuse ? me demanda-t-il les yeux rivés sur les mains sombres de la Mexicaine qui venait d'apporter un plat de haricots au piment.
Je lui parlai de ma femme et de mon fils. Il m'écouta en saupoudrant abondamment de Tabasco son assiette de chili beans.
— Alors tu préfères l'ambiguïté ?
— Que veux-tu dire ?
— Tu sais, quand était-ce donc, au bureau de Saigon je crois, à l'époque où j'ai cessé d'aller en première ligne et où j'ai commencé à t'acheter tes négatifs, tu te rappelles, on avait eu une conversation sur les différences entre la communication à la japonaise et les autres façons de communiquer ?
Je hochai la tête. Je me rappelais parfaitement.
— Il me semble qu'on était arrivé à la conclusion que le japonais était une langue ambiguë, alors que l'anglais ou les langues d'origine latine étaient fonctionnelles mais rigoureuses, c'est bien ça ? En japonais, il y a un tas de mots pour dire simplement « je », non ?
C'est exact, pour dire « je », on peut dire watashi, ore, boku, washi…
— Par conséquent, c'est une langue fonctionnelle, mais au premier abord, du point de vue fonctionnel, c'est extrêmement ambigu, autrement dit, ce que j'appelle l'ambiguïté du japonais, c'est que tu peux employer le langage honorifique pour t'adresser à quelqu'un alors que tu ne ressens pas le moindre respect pour lui, et donc duper tes propres sentiments, alors qu'en anglais, on ne dispose que du terme YOU pour s'adresser à quelqu'un, tout le monde est YOU, que ce soit quelqu'un à qui tu dois la vie ou un ignoble traître, alors ça peut nous paraître très incommode mais, en réalité, c'est très fonctionnel, quoique austère, si tu dis YOU avec amour, tu dois accompagner ça de gestes exprimant tes sentiments, et si tu dis YOU avec haine, tu dois également exprimer cette haine, seulement moi je crois que parfois l'ambiguïté est préférable. Quel sentiment éprouve YOU maintenant à mon égard ? Existe-t-il en ce monde des relations humaines qui s'établissent en posant aussi abruptement cette question ? Si on va par là, les relations humaines doivent être fixées par la loi, et finalement elles deviennent forcément monnayables.
Regarde, elle, c'est une immigrée illégale dans ce pays, elle a fui son pays via la Californie, elle ne parle pratiquement pas anglais, et moi, mon espagnol est vraiment affreux, enfin, il vaut probablement mieux que ton anglais à toi…
En parlant, il désignait du menton la femme au teint sombre qui venait de poser sur la table des tacos au porc et au gingembre.
— Le procès pour mon divorce et pour le droit de garde des enfants m'a usé mentalement et physiquement. Juger l'amour qu'un homme porte à ses enfants d'après la quantité d'alcool qu'il ingurgite et l'heure à laquelle il rentre chez lui, tu trouves ça normal, toi ? J'ai perdu, et j'aime toujours mon fils, mais maintenant je n'ai même pas le droit de le voir.
Tu vois, cette immigrée illégale, là, pour elle c'est clair, savoir dire I LOVE YOU avec des mots n'a aucune importance, ça doit s'accompagner de gestes, et puis elle ne peut pas avoir recours à la loi si elle trouve du rouge à lèvres sur le col de ma chemise, tout ce qu'elle peut faire, c'est manifester de la violence, c'est ambigu, mais en même temps c'est clair, tu ne trouves pas ça fantastique ?
Je répondis que ça ne me paraissait pas fantastique du tout, et Klaus Katzermann eut soudain l'air très triste. En fait, à ce moment-là, ce que me disait Klaus n'avait encore aucune réalité pour moi. Ce n'est qu'après avoir rencontré cette actrice que je me suis mis à réfléchir jusqu'à l'écœurement au problème de l'« ambiguïté » et de la « rigueur ».
C'est très difficile à expliquer, et je n'ai aucune confiance en mes capacités à exprimer ça en anglais, lui ai-je dit en préambule, et ensuite j'ai entrepris de lui parler de mon « gouffre » intérieur.
— Tu te souviens de Saigon au crépuscule ? m'a demandé Klaus, le regard perdu au loin, quand j'ai eu fini de parler.
— N'importe quel endroit que tu aimais fera l'affaire, le night-club de l'avenue Tu Duk, si tu veux, moi l'endroit que je ne peux pas oublier c'est le restaurant panoramique au cinquième étage du Majestic, où je buvais de la bière en regardant la rivière de Saigon refléter le soleil couchant, après avoir pris une douche, quand je rentrais du front, vivant une fois de plus. Tu te souviens, Kariya ?
— Je ne vois pas comment j'aurais pu oublier, répondis-je.
— Ton gouffre, moi aussi, je l'ai en moi, naturellement, mais moi, contrairement à toi, j'ai eu tellement de problèmes depuis mon retour que je n'ai pas trop eu le temps d'y faire attention, mais même maintenant, ce gouffre, enfin, c'est une espèce de black hole en un sens, tu vois, je n'arrive pas à y faire attention, parce que mon souci du moment c'est plutôt comment faire sortir cette Mexicaine du club de salsa de East Harlem où je l'ai trouvée.
— Black hole ? Je penchai la tête.
— Oui, un trou noir qui avale tout, Kariya, réfléchis, personne ne nous a forcés à aller au front, on y est allés de notre propre gré, il nous a fallu voir pas mal de spectacles atroces là-bas, moi, je ne suis pas Francis Coppola mais enfin, le front c'est une sorte de carnaval.
Je commençais à comprendre ce qu'il voulait dire.
— Enfin, carnaval, je te dis ça, parce que entre nous il n'y a pas de risque de malentendu, mais tu vois, il n'y a que deux sortes d'hommes : ceux qui se sentent plus forts quand ils ont tué un ennemi sur le champ de bataille et ceux qui se sentent plus forts quand ils en reviennent vivants et peuvent boire une bière, voilà les deux seules espèces d'hommes qui existent, mais quand on en vient à la vraie guerre, l'armée qui la perd, c'est celle où dominent les types qui ne se sentent pas à leur aise sur le champ de bataille, les Viêt-congs, eux, ils pouvaient régner sur les ténèbres parce qu'ils ne s'accordaient pas le moindre moment de répit, alors que toi ou moi, heureusement ou malheureusement, on se régalait d'une bière au retour du front, une bière comme celle-là, on n'en trouve pas n'importe où, comparé à ça, les romanée conti ou les mouton-rothschild qu'on peut boire dans les restaurants trois étoiles à Paris, c'est du pipi de chèvre, au contraire même, je suis sûr que l'art de la fabrication des cocktails, les champagnes, et tous les alcools du monde ont été inventés comme ersatz de cette bière du retour du front.
Le souvenir de cette bière au crépuscule, c'est quelque chose d'absolu, d'un niveau complètement différent d'un foyer heureux, d'une bonne partie de jambes en l'air, ou d'un succès professionnel écrasant, en fait, il n'y a rien qui puisse remplacer ça, et nous, il nous faut justement vivre en cherchant de quoi le remplacer, non, crois-moi, les seuls qui ont su vivre sans être sous la domination de ce black hole, c'est Kapa ou Sawada, des types comme ça, c'est tout.
Black hole, le trou noir… je comprenais ce que Klaus voulait dire.
Vers la fin de mon premier mois de séjour à New York, je reçus un coup de téléphone du Japon en pleine nuit.
L'appel n'était pas en ligne directe, mais passait par un opérateur de KDD.
— Monsieur Kariya ? Vous avez un appel du Japon, m'annonça l'opérateur, après quoi une fluette voix de femme se fit entendre.
— Euh, je voudrais que vous fassiez des photos de moi…
Je me taisais, ne comprenant pas bien de quoi il s'agissait. Il était impensable que quelqu'un me fasse une blague par téléphone d'aussi loin que le Japon. Au moment où j'allais enfin dire « allô », un petit rire, exactement comme celui d'une très jeune fille, se fit entendre.
— Excusez-moi, écoutez, je vais venir directement, je vous expliquerai…
Puis la communication fut coupée. Il n'y avait pas tellement de gens dans mon entourage qui savaient que j'étais à New York, et pour ce qui est des femmes, à part la mienne et la patronne du bar de Ginza où j'avais mes habitudes… Ce n'était pas la voix de ma femme, j'en étais sûr, ni celle de la patronne du bar, devais-je conclure à une plaisanterie ?… Je m'endormis cette nuit-là sur ces pensées, et le lendemain au réveil j'avais tout oublié de ce mystérieux appel.
Mais alors que je prenais un petit déjeuner tardif dans ma chambre, j'eus un appel de la réception, m'annonçant une visite. Je descendis tout en me demandant à qui j'avais bien pu donner rendez-vous ce matin.
Le hall d'entrée du Plaza Hotel était décoré façon Versailles, avec une abondance de miroirs et de marbre, et les clients qui s'y trouvaient étaient pour la plupart de riches Européens. Une fille portant des lunettes de soleil était debout devant un canapé de cuir noir et observait tous les gens présents dans le hall.
Cette femme, c'était Moeko Honma.
Le portier, qui commençait à me connaître après un mois de séjour, nous mit en contact en m'annonçant que c'était la personne qui m'attendait.
— Je m'appelle Moeko Honma, c'est moi qui vous ai appelé cette nuit.
Moeko Honma avait une allure excentrique. Elle portait un blouson de cuir rouge foncé au col, aux manches et au bas bordés de fourrure mouchetée, une écharpe blanche, une jupe noire composée de plusieurs épaisseurs superposées de dentelle rebrodée de soie noire, des talons aiguilles au bout pointu, des collants orange et enfin des jambières de la même couleur. Au premier coup d'œil, sa jupe en dentelle ressemblait plutôt à un slip.
Elle n'avait pas pour autant l'air d'une pimbêche. Telle une écolière punie attendant dans le couloir, elle semblait vouloir se fondre complètement dans l'ombre d'une des colonnes de marbre du hall d'entrée. Au bout de deux minutes à peine, sa tenue vestimentaire commença à me paraître particulièrement adaptée à un hôtel de luxe de Central Park South, New York.
— Je voudrais que vous me preniez en photo, dit-elle en ôtant ses lunettes.
Elle ne les enleva pas d'un coup brusque, mais plutôt lentement, les soulevant de deux ou trois centimètres et me regardant de ses yeux rieurs, d'un geste si naturel qu'il me mit d'excellente humeur. Ensuite, à mon invitation, elle s'assit sur un canapé, puis enleva son écharpe et croisa les jambes, dans une série de gestes vraiment harmonieux. J'avais vu beaucoup de mannequins et d'actrices dans mon métier mais jamais encore je n'avais rencontré une femme avec une telle douceur dans les gestes.
— Alors, vous voulez bien me prendre en photo ?
Ce disant, Moeko Honma enleva ses jambières – peut-être faisait-il trop chaud dans le hall – et les posa sur la table.
— C'est bien vous qui m'avez appelé hier ?
En m'entendant dire ça, elle se pencha en avant et se mit à rire, d'un air de dire « évidemment, qui voulez-vous que ce soit ? ». Elle riait comme si elle se moquait de moi, et d'un rire en même temps étrangement convaincant pour la victime de sa plaisanterie.
— Alors, vous avez pris l'avion tout de suite après ?
Elle hocha la tête.
— Le problème, c'est que je n'ai pas mon appareil photo avec moi.
— Ah bon ? fit-elle d'une petite voix à peine audible, en baissant la tête.
— Vous êtes à New York pour des raisons professionnelles ?
À cette question, elle secoua la tête, puis me regarda fixement. À ma grande surprise, elle avait les larmes aux yeux.
— Rien d'autre ne m'amène ici, dit-elle en essuyant ses larmes du bout des doigts.
— Je ne comprends pas très bien.
— Quoi donc ?
— Je ne vous connais pas.
— Mais je suis là.
Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Dix-huit ans ? Elle pouvait tout aussi bien en avoir vingt-huit. Elle était étrange. Elle s'exprimait poliment, parlait en regardant son interlocuteur dans les yeux, pourtant j'avais l'impression que ce n'était pas à moi qu'elle s'adressait, mais à quelqu'un situé bien plus loin que juste devant elle.
— Quel genre de personne êtes-vous ?
Si on n'était pas à New York, me dis-je, je la prendrais pour une folle.
Elle répondit à ma question du tac au tac :
— Je suis une actrice.